Interview de Mathieu Ouagazzal (@MrMathieuO). Diplômé en communication publique et politique et en innovations numériques, il a travaillé pour un institut de sondages, puis en communication politique avant d’intégrer le Ministère de l’Intérieur.

Les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, YouTube contribuent-ils à extrémiser les positions politiques ?

Mathieu Ouagazzal (MO) : Oui les médias sociaux numériques sont des vecteurs de radicalisation politique. Le phénomène est avant tout dû aux algorithmes de ces réseaux sociaux qui hiérarchisent la visibilité des contenus. Ces algorithmes favorisent les publications les plus marquantes et radicales car elles maintiennent l’internaute en ligne. Le premier but recherché par ces plateformes n’est pas de bien vous informer mais de vous garder le plus longtemps connecté pour vous confronter au maximum de publicité.

Ce que confirme  Guillaume Chaslot, un ancien ingénieur français, qui a travaillé pour Google avant de fonder AlgoTransparency. D’après ses travaux, YouTube amplifie systématiquement, via son système de recommandation, l’exposition des vidéos clivantes, sensationnalistes et notamment conspirationnistes. En matière politique et notamment en ce qui concerne la dernière campagne présidentielle française, YouTube aurait favorisé très largement Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et François Asselineau, même si vous vous intéressiez initialement à des vidéos sur d’autres candidats. À partir du moment où le système décelait chez vous un intérêt pour la présidentielle, il vous proposait les vidéos les plus radicales sur le sujet. Même succès pour les vidéos pro-Trump en 2016.

De même, l’algorithme de Facebook donne la priorité aux contenus qui suscitent de l’engagement. Si l’on veut qu’un message ait un impact, il faut qu’il fasse réagir. Plus les membres aiment, commentent, partagent une publication, plus sa portée organique est importante et donc moins il faut payer pour rendre le contenu visible. Or, un moyen facile de faire réagir est de provoquer ou de choquer. Si un community manager veut que sa publication touche un grand nombre de personnes, soit il satisfait l’algorithme en lui donnant du contenu virulent soit il paye. C’est une information essentielle pour comprendre le succès que les candidats radicaux rencontrent en ligne.

Ce phénomène entraîne-t-il une radicalisation du jeu politique ?

(MO) : Il y a bien sûr d’autres facteurs politiques et sociaux majeurs qui expliquent le durcissement des positions politiques mais les médias sociaux y contribuent. D’autant que cette tendance se superpose avec une autre qui est à mon avis sous-estimée, à savoir la radicalisation des jeunes générations d’électeurs.

Les jeunes électeurs se radicalisent pour partie sur des positions « antisystèmes ». Je travaillais en institut de sondage au moment de la présidentielle et j’ai pu voir une étude « sortie des urnes » non-publiée montrant que les deux candidats arrivés en tête au premier tour chez les 18-25 ans sont Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Il existe chez une partie des jeunes une défiance à l’égard des politiques de libre-échange qu’on retrouve ailleurs. On les voit soutenir Mélenchon, Corbyn ou Sanders. À l’évidence, ces jeunes électeurs ne s’identifient pas à ces candidats d’un point de vue générationnel mais bien idéologique. Pris en étaux entre un fort taux de chômage, la hausse des prix des logements et la généralisation des embauches en contrats courts, les étudiants et jeunes actifs français sont conscients que leur situation est durablement compliquée. Et leur radicalisation politique coïncide avec l’usage des médias sociaux.

Le problème n’est pas tellement que les jeunes soient très présents sur les réseaux sociaux mais plutôt le fait qu’ils s’informent de plus en plus par ce biais, parfois comme première source. Début 2018, Médiamétrie a montré que pour la première fois, les 15-24 ans passaient plus de temps sur internet que devant la télévision.

De manière générale, on remarque sur les réseaux sociaux une nette tendance à la négativité et à la critique, surtout à l’encontre de la majorité du moment. La communication politique doit tenir compte de cette « contre-démocratie » permanente, pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon.

En outre, un média comme Facebook peut aussi favoriser l’intolérance dans la mesure où nos interactions et nos engagements tendent à nous enfermer dans des bulles homogènes, là encore sous l’effet des algorithmes qui calculent à chaque instant nos préférences. Là-dessus, je vous invite à jeter un œil à l’expérience du Wall Street Journal « Blue feed, red feed » qui compare les fils d’actualité Facebook d’un utilisateur démocrate et d’un républicain sur différents sujets politiques. Plus vous utilisez Facebook, plus vous vous taillez un média sur mesure dont vous façonnez quotidiennement la ligne éditoriale pour qu’elle corresponde totalement et exclusivement à vos opinions et vos goûts.

En quoi cette tendance peut-elle modifier la communication politique et les contenus partagés ?

(MO) : Il faut prendre conscience de cette spécificité des réseaux sociaux comme écosystème. De manière générale, il y a une prime à la virulence, à la surenchère, à l’exagération voire à la tromperie.

L’arrivée massive des « fake news » est directement liée à cela. Une étude récente du MIT a montré que sur Twitter, les fausses informations se propagent mieux que les vraies, en particulier quand il s’agit de contenus politiques. Les vraies informations sont moins relayées alors que les contenus aberrants deviennent viraux car ils sont surprenants et divertissants. Des expériences avaient déjà montré que les internautes ont tendance à partager des articles en lisant le titre mais rarement le texte. C’est pourquoi la désinformation circule souvent plus facilement que l’information vérifiée sur les réseaux sociaux. Le danger est que des équipes de campagne, comme celle de Trump, profitent de cette tendance pour exploiter sciemment la désinformation au profit de leur candidat. Cela risque de transformer les « fake news » en un outil régulier de communication électorale.

C’est aussi la raison pour laquelle même les médias classiques affichent des titres d’articles de plus en plus agressifs à l’égard des responsables politiques.

Je dirais que les réseaux sociaux sont des espaces très efficaces pour la polémique et la critique des adversaires. Les candidats, les partis et les militants sont in fine encouragés à être virulents et querelleurs dans leurs communications en ligne. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les contestataires comme Mélenchon, Le Pen, Corbyn, Sanders, Trump, le Mouvement 5 Étoiles, l’AFD ou Podemos soient très puissants sur les réseaux sociaux. D’une part, c’est un canal de communication alternatif aux grands médias où leurs idées sont souvent sous-représentées, de l’autre, l’état d’esprit conflictuel des réseaux sociaux est particulièrement adapté à leurs styles d’expression.

Quel sera à votre avis l’impact de ces phénomènes sur la communication politique ? Quels conseils donneriez-vous aux conseillers en communication ?

(MO) : Éthique et compétence. Ils doivent garder une éthique forte pour résister à la surenchère. Il faudra sûrement gérer l’arrivée d’innovations favorisant encore le mensonge.

Je pense par exemple à ce programme de montage vidéo simple d’utilisation conçu par un internaute du forum Reddit et qui permet de remplacer le visage d’un individu par les traits d’une personnalité connue, grâce à un système d’intelligence artificielle combinée à de la reconnaissance faciale. Pour l’instant, les quelques geeks qui connaissent l’application l’ont utilisée pour créer de fausses vidéos pornographiques d’actrices hollywoodiennes et il ne s’agit que d’un bidouillage expérimental. Mais imaginez que cette technique, le « deepfake », soit encore améliorée et utilisée pour truquer des vidéos de responsables politiques.

D’ailleurs, ce genre de truquage existe déjà. Des chercheurs de l’Université de Wahsington ont synthétisé des heures de vidéos d’Obama dans le but d’analyser ses expressions faciales et sa voix à l’aide d’un programme capable de les assimiler et de les copier. On peut ensuite générer une vidéo très réaliste d’Obama et lui faire dire ce que l’on veut. La puissance du machine learning s’apprête à rendre accessibles au plus grand nombre des outils de falsification terribles. Il y a donc un risque que les tentatives de désinformation s’accroissent en se démocratisant.

Peut-être qu’à l’avenir les acteurs politiques et les dirigeants auront besoin de gardes du corps numériques. En tout cas à mon sens, le travail de conseil en communication digitale va nécessairement muter vers des aspects toujours plus stratégiques. Au regard des périls et des opportunités qui existent désormais avec le web, et le numérique en général, les responsables et les institutions ne peuvent pas en rester au simple community manager. Il faut intégrer à ce travail une réflexion socio-technique. Les enjeux en valent de plus en plus la peine.

L’avantage ira à ceux qui comprennent dans la durée et en temps réel ce qui se passe, qui sauront capter au plus vite les innovations, assimiler les mécanismes en question et leurs évolutions pour exploiter le tout en fonction d’objectifs politiques. Donc au final, la communication politique numérique doit s’appuyer sur une solide culture du numérique sans sous-estimer les compétences en stratégie politique pure.

Interview réalisée en avril 2018


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