Interview d’Axelle Kaulanjan, ancienne directrice de la communication d’un ministère à Haïti et directrice d’Axelle Kaulanjan Consulting, entreprise spécialisée en communication, gestion de crise, coopération et diplomatie de la Caraïbe.
Quelles sont les spécificités de la communication publique et politique en Haïti ? La façon de communiquer s’inspire-t-elle davantage de la France et de l’Europe ou des Etats-Unis ?
Axelle Kaulanjan (AK) : Haïti est une ancienne colonie française, qui continue d’entretenir des relations culturelles avec la France (il y a notamment un Institut français à Port-au-Prince, ainsi qu’un bureau de l’Organisation Internationale de la Francophonie). De facto, il existe des éléments au niveau de la communication publique et politique qui sont inspirés de la France.
Les USA exercent aussi un soft-power très fort en Haïti, et il n’est pas étonnant que de plus en plus, la communication publique et politique haïtienne se rapproche beaucoup plus des façons de faire à l’américaine. De plus, les experts américains en communication institutionnelle et politique sont très nombreux au sein d’organisations internationales (BID, USAID, PNUD) qui fournissent des programmes d’appui institutionnel à l’Etat haïtien.
Haïti est aussi un pays où l’image, plus qu’ailleurs – à cause du fort taux d’illettrisme et sûrement d’une histoire politique particulière –, occupe une place importante. Lorsque l’on veut faire de la communication là-bas, c’est un élément majeur à intégrer à toute stratégie.
Et puis, l’on ne peut pas faire de communication en Haïti, sans maîtriser le créole haïtien. Contrairement à la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane où les créoles – bien que langues maternelles – sont en position diglossique par rapport au français (cela signifiant que même si tous les habitants connaissent le créole, seul le français est langue officielle), en Haïti, le créole haïtien est une langue officielle reconnue par la Constitution. Le créole, c’est donc une langue, mais aussi des codes culturels spécifiques, qu’il faut absolument maîtriser si l’on veut réussir une bonne communication – quelle qu’elle soit – en Haïti.
Le papier et la télévision sont-ils toujours les deux modes de communication publique et politique privilégiés ?
(AK) : La télévision et la radio sont les deux modes de communication publique et politique privilégiés malgré la prodigieuse percée d’Internet et autres NTIC qui les talonnent de très près. D’ailleurs, en Haïti, de nombreux journalistes, mais aussi d’institutions et de politiciens ont compris la nécessité de mettre en œuvre une communication multicanal. Nombre d’entre eux n’hésitent plus à diffuser aussi leurs messages via Facebook Live, Périscope, Instagram, Twitter, Snapchat, etc., en plus des supports dits classiques. Sur ce point, les Haïtiens sont extrêmement en avance sur nous.
Le papier aussi est un mode de communication privilégié, mais pas forcément via des journaux et des magazines, même si ceux-ci se multiplient avec la présence grandissante de bailleurs de fonds, d’ONG et d’investisseurs étrangers.
Mais lorsqu’il s’agit de s’adresser aux Haïtiens, l’affichage sur les panneaux d’affichage est aussi l’un des moyens privilégiés dans la capitale et les grandes villes de provinces. Car, il ne faut pas oublier qu’avec un fort taux d’illettrisme en Haïti, les campagnes de communication doivent avant tout être très visuelles, dès lors que l’on sort de l’oralité.
Quelles sont les campagnes de communication publique et politique lancées en Haïti et que vous avez trouvées particulièrement intéressantes ?
(AK) : J’avais trouvé, à l’époque, la campagne de lancement du Programme de scolarisation universelle, gratuite et obligatoire (PSUGO) de l’administration Martelly très réussie et intéressante. À mon sens, à elle seule, toute cette campagne était un cas d’école de communication haïtienne politique et publique. Il s’agissait de convaincre des parents qui n’en avaient pas toujours les moyens d’envoyer leurs enfants suivre leur scolarité, gratuitement, dans des écoles agréées par l’Etat. Des aides sociales, comme nos allocations familiales, y étaient associées, la cantine gratuite, et les élèves transportés gratuitement, en bus, de leur quartier vers les écoles.
J’ai le souvenir d’une série de spots vidéo, diffusés à la télévision, et qui mettaient en scène le président Martelly en classe et à la cantine avec des enfants heureux de bénéficier de ce programme. Des actions d’affichage sur des panneaux y étaient aussi associées.
L’ancienne Ministre du Tourisme, Stéphanie Villedrouin, a mené une série d’actions très pertinentes et intéressantes pour replacer Haïti sur la carte des destinations touristiques incontournables. En dehors même des équipements et services touristiques qui ont été nettement améliorés, elle a surtout mené un travail de redéfinition d’image extraordinaire pour la destination Haïti. Définition d’une identité visuelle avec l’hibiscus comme logo, un slogan en anglais, « Experience it ! », et en créole, « Sé la pouw la » (ce qui signifie « Il faut y être »), lobbying au niveau des voyagistes et des blogueurs influents, etc. Ça a payé, même si beaucoup reste encore à faire.
À l’époque où j’habitais en Haïti, il y avait, sur plusieurs chaînes de télévision, une série de dessins animés, en créole, sensibilisant les tout petits aux règles d’hygiène afin de prévenir le choléra et sa propagation. Il s’agissait d’une campagne menée par l’UNESCO. Elle était bien faite et, à mon sens, efficace.
Enfin, la campagne de Jovenel Moïse, pour l’élection présidentielle, est, selon moi, et au vu des attentes de l’électorat haïtien présent en ligne, un modèle de réussite : slogan, visuels, vidéos, maîtrise des codes culturels, emploi à bon escient du créole, réactivité, multicanalité. Tout y est.
Comment les personnalités politiques et les institutions communiquent-elles sur les réseaux sociaux ? Auriez-vous des exemples de comptes à suivre ?
(AK) : Pour moi, il y a un avant et un après tremblement de terre du 12 janvier 2010, pour la communication en Haïti. Suite à ce terrible séisme, alors que les moyens de communication classiques n’étaient pas opérationnels, seul Internet et les réseaux sociaux servaient de moyen de communication. Le cas d’école Carel Pedre, en la matière, est parlant.
À partir de là, les NTIC ont fait un véritable bon en Haïti, et particulièrement dans le domaine de la communication politique et publique. Il n’y a plus aujourd’hui un seul politicien, ni une seule administration qui ne communique pas online. Alors, oui, bien sûr, certains le font avec plus de talent que d’autres.
Voici, selon moi, quelques exemples de personnalités et d’institutions haïtiennes à suivre (liste non exhaustive). Tous sont présents sur la majorité des réseaux sociaux :
- Carel Pedre : on ne le présente plus. Il a bien intégré la dimension multicanal pour sa matinale radio « ChokarelLa »
- L’ex-Président Michel Martelly : J’ai trouvé très intéressante, cette façon dont il a utilisé les réseaux sociaux notamment Facebook pour acquérir cette image toute solennelle, une légitimité présidentielle que nombre de ses détracteurs lui reprochaient de ne jamais pouvoir atteindre du fait de son métier de base ; à savoir musicien.
- L’ex-Premier Ministre Laurent Lamothe : C’est lui qui, je pense, a été le plus présent et actif sur les réseaux sociaux notamment Facebook, quitte à avoir parfois un côté « hyper Premier Ministre ». Il est aussi très présent sur Instagram et Twitter. Pas étonnant pour un homme d’affaires qui a fait fortune dans la télécommunication.
- Le Ministère du Tourisme et des Industries créatives notamment via sur page Facebook.
Vous avez été directrice de la communication du Ministère du commerce et de l’industrie de la République d’Haïti. Quelles sont les actions de communication que vous avez mises en œuvre et dont vous êtes particulièrement fière ?
(AK) : J’ai en effet eu la chance de diriger la communication du Ministère du Commerce et de l’Industrie (MCI) de la République d’Haïti, mais aussi celle du Ministre de l’époque, le Professeur Wilson Laleau. Lorsque j’ai rencontré le Professeur Laleau, pour la première fois, c’était en 2012, à la 33ème Conférence des chefs d’État et de Gouvernement de la CARICOM, à Sainte-Lucie. J’étais encore journaliste, spécialisée en politique caribéenne, basée en Guadeloupe. Je venais de conduire une interview avec le Président Martelly, et avec le Professeur Laleau, nous avons ensuite discuté de la Caraïbe et de sa vision de la place d’Haïti dans son environnement régional, et de la réhabilitation de l’État haïtien. J’ai tout de suite adhéré à son engagement pour Haïti, et j’ai vu en lui, un homme politique qui avait « le sens du pays », comme le disait le philosophe guadeloupéen Raoul Serva.
Le Professeur Laleau avait, et a encore, une belle vision de son pays. Une vision « disruptive » (pour employer une expression à la mode) qui redonnait tout sons sens à la notion de service public en Haïti. Et ce, alors même que l’administration Martelly avait trouvé un Etat en déliquescence en arrivant au pouvoir. Pour déployer sa politique, le professeur Laleau avait besoin de se faire comprendre, de communiquer donc, d’autant plus qu’il avait à travailler beaucoup plus sur le structurel afin de non seulement améliorer le « doing business » en Haïti, mais aussi de formaliser progressivement une économie aux quatre cinquièmes souterraine et informelle, tout en répondant aux besoins élémentaires des chefs d’entreprises, des investisseurs et des porteurs de projets. À l’époque, après le séisme, Haïti était devenue une vraie terre d’opportunités pour les affaires. Nous étions dans une espèce d’année zéro où ceux qui arrivaient au pouvoir avaient la lourde responsabilité de poser les fondations pour une autre Haïti : une Haïti respectable et qui progresse, avec un Etat qui devait regagner la confiance des citoyens et s’affirmer comme étant le seul légitime à décider pour son peuple.
C’est donc dans ce contexte, plusieurs mois après ma rencontre avec le Professeur Laleau, que je me suis mise au service du MCI. Et c’est un contexte important à connaître pour comprendre toutes les stratégies et les actions que j’ai eu à mettre en place, alors même qu’elles pourraient sembler banales pour des communicants œuvrant dans un pays où l’État est fort et où la communication publique et politique est entrée dans une logique de dialogue citoyen et pédagogique.
Quelles sont les opérations que j’ai eu à mettre en œuvre et dont je suis particulièrement fière ? J’ai presque envie de vous dire toutes, car dans ce contexte, même la plus petite action de communication normalisée, relevait du défi, et j’en ai tiré une expérience que d’autres mettraient au moins 10 ans à acquérir, ailleurs.
Mais si je ne devais en retenir que quelques unes, je dirais d’abord la mise en place de la direction de la communication du Ministère, avec tout ce que cela implique en interne et en externe en termes de conduite du changement de la communication de l’institution, du Ministre et des cadres du Ministère. Il a fallu : structurer la direction, concevoir et faire exécuter le tout premier plan stratégique de communication du MCI, valoriser les compétences des collaborateurs déjà en poste, mettre en place une vraie cohésion d’équipe, remettre la confiance au centre de notre travail d’équipe pour mieux déléguer et valoriser les compétences de tous, centraliser et redéployer l’information, normaliser les process de communication interne et externe, solliciter les bailleurs de fonds comme l’Union Européenne et le PNUD, entre autres, pour former et équiper des collaborateurs, démocratiser les NTIC dans la communication interne et externe.
Je suis aussi particulièrement fière de toutes les campagnes de vulgarisation des actions très techniques que le MCI a mises en place. Je pense notamment à tout ce qui était relatif à la métrologie, à la normalisation des produits et services, à la réforme du droit des affaires, à la sensibilisation de l’importance du respect des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle.
Et puis, il y a aussi eu cette crise économico-diplomatique entre Haïti et la République Dominicaine suite à l’embargo qu’Haïti a déclaré sur des volailles et des œufs dominicains suite à une recrudescence de cas de grippe aviaire en République Dominicaine. Sachant qu’officiellement Haïti est le deuxième marché de la République Dominicaine, les réactions côté dominicain ont été vives, voire violentes, et le MCI a été très attaqué durant cette crise. Il a fallu expliquer les raisons de santé publique qui ont présidé à la mise en place de cet embargo. La gestion des relations médias a été particulièrement cruciale durant cet épisode.
Quelles sont les marges de progrès en matière de communication publique et politique en Haïti ?
(AK) : Comme partout ailleurs, la communication publique et politique en Haïti est perfectible. Il y a en Haïti un formidable engouement pour les NTIC et la communication par ces biais – surtout via le mobile – a bien été intégrée et maîtrisée, en très peu de temps, à tel point qu’Haïti pourrait même faire la leçon à d’autres pays sur ce point.
En Haïti, je crois que les marges de progrès importantes concernent plutôt l’innovation et l’adaptation des campagnes et des messages à des cibles particulières : avec un fort taux d’illettrisme, et des populations rurales dans les provinces et les montagnes qui n’ont pas toujours accès aux supports de communication classiques, il y a un boulevard en Haïti pour les communicants qui aiment innover et se frotter à des situations singulières.
Interview réalisée par Damien ARNAUD (@laCOMenchantier) – décembre 2016
Le lien vers l’interview d’Axelle Kaulanjan au format slideshare, partageable et téléchargeable > http://fr.slideshare.net/damienarnaud/ccf35kaulanjan
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Crédit photo : Philippe Barbosa