Interview de Jacques Gerstlé, Professeur émérite au Département de Science Politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il vient de publier, avec Christophe Piar, la troisième édition de son manuel intitulé La communication politique.
Quelles sont pour vous les grandes étapes qu’a connues la communication politique depuis sa création ? Comment qualifieriez-vous l’ère dans laquelle se trouve actuellement la communication politique en France ?
Jacques Gerstlé (JG) : Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’on appelle « la communication politique ». On peut la faire démarrer dans la cité athénienne avec l’agora et l’avènement de la démocratie directe. Si on s’en tient à des formes plus récentes, on peut la faire démarrer dans les années 40 aux Etats-Unis avec la première enquête de Lazarsfeld « The People’s choice » ou bien en 1952 lorsque la télévision couvre le territoire national américain.
Si on part de l’après-guerre, on distingue généralement trois phases approximatives :
– de 1945 à 1965 avec la domination de la presse écrite, de la radio et des partis politiques dans le contrôle de la communication politique
– de 1965 à 2000 avec la domination écrasante de la télévision qui gouverne tous les aspects importants de la communication politique
– à partir des années 2000 avec un réagencement des équilibres entre médias et l’émergence d’internet.
On se trouve actuellement dans cette troisième phase dite d’ « hybridation » des médias et des techniques qui impose des approches écologiques de l’utilisation des médias qui se complémentent plus qu’ils ne se remplacent.
Si vous deviez classer les objectifs de la communication politique en fonction de leur importance, quel serait votre classement ?
(JG) : Tout dépend pour qui ? En régime démocratique, pour les gouvernants, l’objectif principal est de faire accepter leur domination sur les gouvernés par l’élection et, d’une manière plus générale, par la communication politique comprise comme moyen de légitimation des décisions politiques.
Pour les gouvernés, l’objectif principal varie selon les conceptions de la démocratie :
– la démocratie élective se contente de l’exercice du droit de suffrage
– la démocratie représentative exige un contrôle plus continu de l’exercice du pouvoir par les représentants
– la démocratie délibérative exige une participation permanente des citoyens à l’exercice du pouvoir.
Quels peuvent être les effets de la communication politique ? Comment peut-on les mesurer ?
(JG) : Les effets de la communication politique peuvent être comportementaux, cognitifs ou affectifs.
En termes de comportements, l’effet majeur est la persuasion politique et électorale qui conduit l’électeur à voter dans une certaine direction (mesuré par les résultats électoraux) ou à accepter la ligne politique des détenteurs du pouvoir (acceptation mesurée par le soutien et la popularité).
L’effet cognitif se traduit par des gains de connaissance portés par l’information notamment des médias (indispensables pour permettre aux citoyens de contrôler les gouvernants et de peser sur l’agenda politique).
Les effets affectifs se traduisent par du soutien, de l’engagement, voire des formes de participation plus passionnelles (mesurés par du militantisme et des formes variées d’implication politique).
Prenons 3 outils de communication politique : les mails, les affiches et la publicité. Parmi ces outils, quels sont ceux qui sont pour vous les plus efficaces ? Et pourquoi ?
(JG) : Ils ont chacun leur efficacité. La plus massive revient à la publicité qui touche par définition une audience massive (voir la publicité électorale américaine qui « mange » la plus grosse partie des budgets des candidats). Les mails sont particulièrement utiles pour leur capacité d’interaction interpersonnelle. Ils peuvent donc avoir une viralité utile aux mouvements politiques à faibles ressources. Leur gros avantage est leur faible coût inversement proportionnel à leur capacité de mobilisation.
L’affiche, très réglementée depuis la loi Rocard du 15 janvier 1990, n’a plus qu’une utilité symbolique (autorisée 6 mois avant l’élection pour l’affichage commercial) et d’occupation de l’espace public (pour l’affichage officiel).
Quel est pour vous l’impact des réseaux sociaux sur la communication politique ? Ont-ils transformé la communication politique ?
(JG) : Comme pour le mail leur principal atout est leur faible coût associé à leur interactivité très forte. Ils présentent, de plus, le très gros avantage de neutraliser le relais plus ou moins filtrant des médias traditionnels et d’organiser une communication directe entre acteurs politiques et citoyens.
Très utiles aux mouvements politiques à faibles ressources, ils sont également très employés dans les stratégies de communication personnalisée où le citoyen est « instrumentalisé » comme vecteur de campagne. C’est le « citizen-campaigning » fustigé par R. Gibson et J. Stromer-Galey pour les campagnes présidentielles américaines dans son livre de 2014 « Presidential Campaigning in the Internet Age ».
Les réseaux sociaux ont incontestablement transformé la communication politique, mais davantage aux Etats-Unis qu’en France où on a du mal à percevoir un effet comportemental du web 2.0 sur le vote (voir les recherches de K.Koc Michalska et Th.Vedel publiées dans l’ouvrage de P. Perrineau, Le vote normal. Les élections présidentielle et législatives d’avril-mai-juin 2012, Paris, Les Presses de Sciences). L’impact le plus redoutable est le retour vers une situation où l’internet favorise l’ « exposition sélective » chère à Lazarsfeld (1940) dans la mesure où les internautes ne recherchent que l’information qui les conforte dans leurs prédispositions politiques.
Et que pensez-vous de l’utilisation du Big data ?
(JG) : Le Big Data a montré ses limites lors de l’élection de Donald Trump dans la mesure où il tendait à orienter les prévisions plutôt sur Hillary Clinton. Son développement paraît toutefois inexorable comme le montre l’émergence de logiciels et de sociétés qui les mettent en œuvre pour le management des datas notamment à caractère électoral. Il faut remarquer pour conforter le diagnostic d’ « hybridation » précédemment porté que le Big Data est associé à une vieille technique de démarchage électoral, le porte-à-porte qui est supposé fonctionner avec de la main d’œuvre militante. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes d’acceptation des nouvelles techniques pour les vieux militants qui ont du mal à se faire aux innovations.
Quelles sont pour vous les principales dérives de la communication politique ?
(JG) : La première est sans doute la marchandisation qui menace ce qui devrait être une exigence démocratique du citoyen vertueux. L’accroissement des coûts est une conséquence des innovations technologiques qui appellent l’expertise.
On a donc une chaîne de causes du type : médiatisation => expertise => marchandisation => réglementation.
L’encadrement juridique croissant (voir loi Rocard de 1990) est ainsi une conséquence de ces facteurs en amont. Il s’agit de limiter le poids de l’argent dans les processus politiques.
La seconde est la spectacularisation de l’information des médias qui « trivialisent » les contenus politiques pour attirer des audiences réputées plus sensibles aux histoires personnelles (storytelling) qu’aux propositions de politique publique. D’où une couverture médiatique des campagnes électorales où le jeu politique l’emporte très nettement sur le traitement des enjeux de politique publique.
L’évolution de la relation entre les médias et les personnalités politiques permet-elle d’expliquer certaines dérives de la communication politique ?
(JG) : Il est certain qu’une réelle évolution entre ces acteurs de la communication politique est à pointer.
Les débuts de la Vème République étaient marqués par les comportements très déférents des journalistes à l’égard des professionnels de la politique. Aujourd’hui, on est dans une situation où les professionnels de la politique doivent davantage négocier leurs propos voire leurs comportements avec des journalistes ou présentateurs/animateurs dans des émissions à caractère spectaculaire dominées par l’infotainment, c’est-à-dire le mélange d’information et de divertissement.
On est passé d’un journalisme « sacerdotal », pour parler comme J. Blumler (où le journaliste est au service de la collectivité) à un journalisme beaucoup moins domestiqué. De plus, avec la prolifération des médias de toutes sortes, les professionnels de la politique sont en permanence sommés de donner des avis, de formuler des jugements pour alimenter la machine informationnelle qui demande en permanence de la nouveauté (news).
Par rapport à la communication politique nationale, existe-t-il des spécificités en matière de communication politique locale ?
(JG) : Bien évidemment ! La première différence de la communication locale, c’est la proximité qui la caractérise. Les gouvernants et les gouvernés sont en situation d’interconnaissance qui change considérablement les données du problème de la communication politique.
Plus la taille de la collectivité augmente, moins joue bien sûr l’interconnaissance. Mais les relais d’opinion médiatiques, associatifs, politiques locaux ont un rayon d’action beaucoup plus court qui facilite la communication entre les protagonistes. On oppose souvent la communication publique d’intérêt général à la communication politique avec l’idée que le local porte davantage la trace de l’intérêt général. C’est à mon sens une distinction spécieuse. La communication publique est fondamentalement une communication politique car elle est théoriquement orientée vers la recherche du bien public.
En matière de communication politique, on a parfois l’impression que la France copie ce qui se passe aux Etats-Unis. Partagez-vous ce point de vue ?
(JG) : S’agissant des innovations technologiques, il est certain que les Etats-Unis ont expérimenté plus tôt que nous la télévision et la place qu’elle a prise dans l’évolution de la communication politique explique une bonne partie de l’ « avance » qu’ils ont sur nous dans ce domaine. La généralisation des pratiques du web 2.0 va aussi dans ce sens.
Ce n’est pas pour autant que nous nous accommoderons de la même manière de ces innovations. Il faut les adapter aux institutions, aux comportements ordinaires des citoyens et constater que la communication politique en France n’est pas une simple et pure transposition de la communication politique américaine. Par exemple, la campagne Obama de 2008 ne peut pas être transposée en France car la structure sociale n’y est pas communautaire comme aux Etats-Unis. On sait toute l’importance des communautés sociales dans le cadre américain. On préférera parler de modernisation de la communication politique dans le cadre français plutôt que d’américanisation des pratiques politiques.
L’année 2017 va être marquée par de nombreuses élections. En matière de communication électorale, quelles sont les 3 idées phares que doivent garder en mémoire les candidat(e)s ?
(JG) : D’abord, l’interconnexion des facteurs qui déterminent une campagne électorale. Par exemple, le succès de F.Fillon à la primaire de la droite et du centre s’explique par un enchaînement de facteurs : l’antisarkozysme persistant à droite et la critique d’A.Juppé comme porteur d’une « alternance molle » ont crédibilisé l’alternative de rupture libérale représentée par Fillon. Le décollage sondagier qui a succédé à cette séquence a favorisé l’emballement médiatique et l’envol euphorique de F. Fillon dans ces derniers débats télévisés. Il y a donc une interconnexion entre une logique de situation impliqué par des positionnements politiques (c’est l’interdépendance stratégique des candidats), des résultats de sondage, une couverture médiatique et des débats télévisés.
Il faut également noter le poids considérable de l’information des médias et spécialement de ce que les anglo-saxons appellent le « background news » c’est-à-dire l’information générale dans laquelle est insérée l’information électorale (par exemple, pour la dernière campagne présidentielle de 2012, voir mon chapitre intitulé « La dynamique de la campagne présidentielle dans l’information » dans l’ouvrage co-dirigé avec Raul Magni-Berton 2012, La campagne présidentielle. Observer les médias, les électeurs, les candidats, Paris, L’Harmattan / Édition Pepper). Qu’on songe au terrorisme ou aux affaires politico-financières (type Maréchal-Schüller en 1995), on voit immédiatement l’impact de déflagration provoqué par un tel contexte sur le déroulement de la campagne.
Enfin, troisième idée phare, l’effet de la disjonction ou de la conjonction entre la communication contrôlée par le candidat (son discours, ses spots, ses meetings, etc…) et l’information des médias. Autant la disjonction va inhiber les chances d’un candidat autant la conjonction va favoriser son succès.
On comprend aisément pourquoi à condition que l’on se rappelle que la redondance est la meilleure façon de lutter contre le bruit dans la théorie de l’information.
Interview réalisée par Damien ARNAUD (@laCOMenchantier) en janvier 2017
Le lien vers l’interview de Jacques Gerstlé au format slideshare, partageable et téléchargeable > http://www.slideshare.net/damienarnaud/ccf36gerstle
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