Interview de Vincent Meyer, sociologue, Professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Nice Sophia Antipolis.
Les recherches que vous menez et celles de que vous suivez concernent notamment la communication publique en Tunisie. Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de ces recherches ?
Vincent Meyer (VM) : Une petite anecdote si vous le permettez. Ces recherches ont débuté en 2006 avec l’Institut des régions arides http://www.ira.agrinet.tn/ et l’un de ses laboratoires, le laboratoire d’économie et des sociétés rurales situé dans le Sud-Est tunisien. Au départ, l’idée de nos collègues tunisiens était de trouver des communicants aptes à concevoir et à réaliser des campagnes de valorisation de ces régions aux patrimoines naturel, matériel et immatériel très riche. Bref, à l’instar d’une agence de communication, faire la promotion de ces territoires. J’ai commencé par leur expliquer que nous n’avions pas pareille mission voire véritable compétence et qu’il serait sans doute plus productif de monter ensemble un programme permettant de former de jeunes chercheurs locaux à ce qu’est la communication publique et territoriale. C’est ainsi qu’est né le programme Langages, objets, territoires et hospitalités (LOTH). Aujourd’hui, ce programme est devenu un collectif de chercheurs confirmés, de jeunes docteurs, de doctorants dans les trois principaux pays du Maghreb.
Auriez-vous 3 exemples d’actions de communication publique mises en œuvre en Tunisie et que vous trouvez particulièrement intéressantes ?
(VM) : Je me permets de renvoyer vos lecteurs à deux de nos productions scientifiques Communication et développement territorial en zones fragiles au Maghreb et Communication publique et territoriale au Maghreb, enjeux d’une valorisation et défis pour les acteurs[1]. Car plutôt que des exemples qui ne valent que très localement, c’est sur les thèmes clés qu’il faut, de mon point de vue, insister à savoir : la question des sociabilités (anciennes et nouvelles), la compétitivité entre des territoires en recomposition (comme dans ses aménagements) où persistent des inégalités importantes, les questions de la participation citoyenne ou encore d’une e-citoyenneté à venir, la valorisation des patrimoines, la santé publique… Des domaines où l’information et son support – les technologies numériques – vont jouer un rôle déterminant dans les actions, les moyens et les interactions nature/cultures, humains/machines/territoires.
Même si la Tunisie est un pays que vous connaissez bien, vos recherches sont plus larges et concernent tout le monde francophone. En matière de communication publique et de valorisation territoriale, quels sont les points communs et les différences que vous avez constatés entre les pays francophones ?
(VM) : Le programme LOTH est fondé sur une disposition spécifique : il n’est possible de répondre aux demandes d’inscription en thèse qu’en coordination avec des établissements d’enseignement supérieur partenaires du pays d’origine (facteur essentiel d’intégration des futurs docteurs) et en élaborant un programme scientifique permettant de fédérer des problématiques – tunisiennes d’abord, marocaines et algériennes ensuite – avec le projet scientifique d’un laboratoire français (Ben Abed, Meyer, 2012 : 12). Les points communs nous ne les avons pas constatés, mais coconstruit dans un esprit de réciprocité et de respect des cultures disciplinaires de chacun. Les différences, elles, sont un truisme et une constante en recherche et heureusement car elles permettent la confrontation des idées, les controverses scientifiques : plus que jamais, ces différences (e.g. dans la compréhension des concepts, notions) sont des appuis essentiels. Par exemple, on ne peut transférer une notion comme le marketing territorial d’un pays à l’autre. Les « recettes toutes faites » en ces temps d’instabilité et d’incertitude politique ne sont pas de mise.
Avec d’autres universitaires, vous œuvrez depuis longtemps pour la création de formations en communication publique et en marketing territorial dans le monde francophone et notamment dans le Maghreb. Quels sont les résultats ?
(VM) : Comme indiqué précédemment, LOTH, en partenariat avec l’Institut des régions arides (Laboratoire d’économie et des sociétés rurales) en Tunisie. Il s’agit d’un programme pluridisciplinaire euroméditerranéen (http://loth.hypotheses.org) autour : des enjeux du marketing territorial et du tourisme dans des zones qualifiées d’arides, de fragiles et de menacées ; de la valorisation et préservation de patrimoines naturel, matériel et immatériel au Maghreb ; du développement territorial à travers différentes stratégies de communication publique. Pour développer ces thématiques, un master recherche Gouvernance et communication territoriales (Université de Gabès) a été monté dans le cadre du programme Erasmus Mundus Alyssa dont l’Université Nice Sophia Antipolis est partenaire. Nous attendons son ouverture en Tunisie avec impatience et nous le proposerons aux partenaires marocains et algériens.
Vous êtes Professeur des universités en sciences de l’information et de la communication et sociologue de formation. Est-ce que vous estimez que l’approche sociologique est suffisamment mobilisée dans les recherches en SIC ?
(VM) : Les SIC sont, par essence, interdisciplinaires : toutefois ce terme comme sa mise en œuvre ne relève ni de l’évidence et ne s’impose pas de facto i.e. il n’est pas un simple buzzmot dans mon esprit et dans mes travaux, mais une véritable confrontation scientifique autant au niveau des références mobilisées que des démarches méthodologiques. Les apports de la sociologie de la communication y sont (déjà) très nombreux et des plus nécessaires.
Le Cercle des communicants francophones a créé, en janvier 2017, La Route de la Com’. Une initiative d’entraide destinée à aider les étudiants et les jeunes diplômés francophones en communication publique, en communication politique et en marketing territorial à s’insérer. C’est aussi une façon de jeter des ponts entre les communicants de tout le monde francophone. Comment faire d’après vous pour avoir davantage de candidats et de parrains/marraines issus du Maghreb ? Comment les intéresser et les mobiliser ?
(VM) : Dès le départ de l’aventure LOTH, nous avons travaillé de concert avec les professionnels notamment avec Cap’Com qui a joué un rôle central. Il ne s’agissait pas d’importer des modes opératoires français, mais de co-construire des projets, des campagnes, des formations entre des cultures scientifiques et professionnelles éparses. Pour ma part, je serai heureux de relayer cette belle initiative via l’ensemble de nos réseaux au Maghreb. Nous sommes au début de la/cette route, de longs et pénibles efforts nous attendent encore…
On parle parfois de “communication francophone”. En tant que spécialiste de la communication dans le monde francophone, est-ce que vous pensez que c’est un abus de langage ou est-ce que la langue française est vraiment porteuse de valeurs partagées par tous les pays francophones ?
(VM) : Une réponse un rien provocatrice pour entrer dans ce débat passionnant à dire vrai ; toutes formes et intentions de communication quel que soit la langue, le pays et/ou le continent produisent leurs abus de langages et portent des valeurs. Des discours politiques récents de par le monde le montrent si besoin en était encore. Je préfère – et là encore quel que soit le pays ou la langue – dans mes activités d’enseignement comme en recherche parler d’emblée de communication publique et territoriale qui pour moi comprend l’information aux citoyens, le marketing territorial, la dématérialisation des services publics et l’e-administration des territoires, la transition socio-écologique et la valorisation des patrimoines naturel, matériel et immatériel). Par ailleurs, je développe aussi une autre notion qui est celle de communications d’action et d’utilité publiques (prévention, sensibilisation, recueil de dons, médiation numérique dans les politiques publiques et sociales ceci dans des perspectives interculturelle et internationale). Dans tous ces domaines, la communication ne peut être seulement « francophone »
Enfin, dans ces travaux, une partie est consacrée au développement de techniques d’enquête projectives et participatives (Focus groupes, méthodes des scénarios) et de techniques expérimentales sur la réception de contenus médiatiques (Méthodes de réponses en temps réel). La question de la réception, des impacts de nos stratégies de communication quel que soit le champ (plutôt que celles de la production et diffusion) devraient être au centre de nos préoccupations. Que reçoit le citoyen comme informations, qu’en fait-il ? Comment les traduit-il ? Pourquoi et pour quoi ? Plusieurs de ces travaux problématisent conjointement le développement territorial et les innovations sociales de part et d’autre de la Méditerranée. Savoir parler aux populations, expliquer leur contribution à une enquête comme leur place dans une recherche en sciences humaines et sociales, pouvoir et savoir restituer les résultats à celles et ceux qui ont permis de les produire sont des éléments déterminants.
Concernant la langue française, et plus particulièrement au Maghreb, je ne peux que citer – avec beaucoup d’émotion – cette formule en 2007 d’un ancien président d’université à Tunis quand il affirmait dans le développement de la coopération inter-universitaire entre nos pays « que [nous les Français] avions oublié que nous pouvions encore travailler dans un pays qui parle notre langue ». Cette formule résume depuis mon engagement.
Interview réalisée en septembre 2017 par le Cercle des Communicants Francophones
[1] http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=38751 et http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=46491