Loïc Nicolas (@LoicNicolasBxl) est chercheur à l’Université libre de Bruxelles et membre du laboratoire Protagoras de l’IHECS. Docteur en rhétorique, il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier s’intitule Discours et liberté. Contribution à l’histoire politique de la rhétorique (Classiques Garnier, 2016).
Pour Christian le Bart, le discours politique construit le monde autant qu’il le reflète. Qu’en pensez-vous ?
Loïc Nicolas (LN) : Oui, absolument. Le discours politique offre une certaine lecture de la réalité sociale. Il s’en donne comme l’interprète, et travaille, par le biais de l’imaginaire, à faire tenir ensemble l’ici-et-maintenant avec le demain, ainsi qu’avec le passé. Il témoigne de cette réalité complexe autant qu’il la fabrique en la nommant. Il vient la dire dans ses mots, et lui confère ainsi de la texture, de l’épaisseur, du corps, c’est-à-dire du sens, le sien. Quand je dis corps, il faut entendre à la fois le corps politique (militants, électeurs, adversaires) que le discours mobilise autour de (ou contre) lui, et le corps du politique (femme ou homme) qui habite le discours en question. Pour moi, c’est très important : si le discours n’est pas habité (de sensations, d’émotions, de choses vues ou vécues, d’une histoire), il a très peu de chance de toucher ni de rencontrer son public.
En somme, pour toucher, il faut soi-même pouvoir être (et avoir été) touché : faire montre de cet état sensible. On ne saurait faire crédit à un discours qui dissimule le corps de celui qui le dit. Très vite, ce discours paraît faux, abstrait, vide de sens. Il se prétend discours de tout le monde (objectif et désincarné) alors qu’il n’est, précisément, celui de personne. L’homme ou la femme politique qui refuse d’engager son corps dans ses mots manque à sa parole : il ou elle n’est, tout simplement, pas digne de confiance.
Quels peuvent être les objectifs d’un discours politique ?
(LN) : L’objectif principal, c’est de persuader : de rallier à ses vues, donc à sa lecture de la réalité sociale. S’il n’y a pas ce désir-là au départ, je serais tenté de dire qu’il n’y a pas de discours politique, ni même de politique. Pour qu’il y ait désir de persuader, il faut d’abord que ceux dont on recherche l’adhésion ou le ralliement, importent à nos yeux. Il faut reconnaître que leur choix et leur avis comptent. Il faut attribuer une valeur profonde à cet acte d’adhésion autant qu’à ceux susceptibles de le poser. Du même coup, cela implique de regarder l’adhésion comme étant toujours à conquérir, à confirmer ou à raviver. Partant, reconnaître, qu’elle est révocable.
D’une part, l’adhésion n’est jamais acquise (sinon elle serait de droit, or elle ne l’est pas : liberté oblige), d’autre part, elle demeure sans cesse menacée par l’opacité de la réalité sociale dont le discours politique entend donner lecture. Si la réalité n’était pas opaque, ambiguë, incertaine, son sens serait d’emblée évident et transparent aux yeux de tous. Il n’y aurait alors aucune raison de chercher à persuader du “bon sens” qu’on lui donne.
Entreprendre de persuader, c’est donc admettre (au moins implicitement) le caractère discutable et réfutable de son discours. L’excès de confiance et l’hubris se paient toujours au prix fort. Il faut donc faire l’effort d’aller vers l’autre (le partisan comme l’adversaire) en recherchant des arguments, des expressions, des émotions qui sont façonnés à sa mesure. Il y a donc forcément, au cœur du discours politique, une prise de risques (face à la résistance de ceux qu’on veut rallier) et une volonté de rencontre. Refuser l’une et l’autre, c’est, je crois, se dérober aux missions premières du discours en question.
Qu’est-ce qu’on “bon” discours politique ?
(LN) : Pour moi, c’est tout à fait clair. Un discours ne saurait être considéré comme “bon” s’il ne parvient pas à persuader son public (au sens large), ceci en se fondant, non sur le chantage ou la contrainte, mais sur la seule force des mots et des arguments. “Bon” est alors synonyme d’efficace. Dès lors, pourquoi un discours inefficace n’est-il pas “bon” ? Parce qu’on peut avoir les meilleures intentions du monde, les plus belles idées, les plus grands projets politiques, si on ne sait pas les mettre en discours, témoigner de leur valeur, ni donner l’envie d’y adhérer, c’est comme si ces intentions et ces idées ne valaient rien. Elles demeurent inaudibles et incapables de toucher quiconque. Formulée ainsi, je comprends que l’assertion puisse inquiéter, car ce qui est “bon” (à savoir, dans notre cas, ce qui persuade) n’est pas forcément ce qui est “juste” (au sens moral). Il y a des risques, mais nous devons les assumer. La démocratie est à ce prix. La parole, notamment la parole publique, y occupe une position régulatrice. Elle est libératrice également. D’où l’importance d’enseigner sa pratique, ses codes, ses usages à tous les citoyens et ceci dès le plus jeune âge. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Comprenons bien l’idée que je défends ici. Nul ne saurait obliger quiconque à adhérer ou, à l’inverse, à rejeter un projet ou des idées politiques. L’unique carrière qui s’ouvre aux idées en question est donc celle de la persuasion sous la forme d’une production d’arguments et de justifications ad hoc. Celui qui veut persuader est alors tenu d’engager (donc de risquer) sa parole dans l’arène du débat contradictoire.
Dans le monde incertain des affaires humaines, en politique, aucun principe absolu ni règle suprême ne saurait clore la discussion une fois pour toute. Rien ne saurait révéler la voie du salut public sans qu’on puisse craindre de se tromper. Cela ne veut pas dire que tout se vaut : je ne suis pas relativiste. Certaines idées sont “meilleures” et plus “justes” que d’autres. C’est vrai. Il n’en reste pas moins qu’en politique, il appartient à ceux pour qui ces idées sont “bonnes” et “justes”, de mobiliser des arguments, des justifications, mais aussi des émotions, capables d’emporter l’adhésion des citoyens auxquels ils s’adressent. Autant être honnête : s’ils n’y parviennent, ils ne peuvent jamais s’en prendre qu’à eux-mêmes. Leurs adversaires n’en sont pas responsables.
Au reste, un “bon” discours politique, est celui qui interpelle et qui fait vibrer ; celui que l’on quitte en se sentant transformé, renforcé, revigoré d’une façon ou d’une autre ; celui dont les mots nous habitent après l’avoir quitté ; celui que l’on emporte avec soi. Un tel discours respecte trois principes. D’une part, il instruit, c’est-à-dire qu’il éclaire la réalité sociale, il en donne lecture. D’autre part, il apporte du plaisir sur le plan cognitif (il ne prend pas ses auditeurs pour des idiots, au contraire il les valorise), comme sur le plan esthétique, d’où l’importance du style et du ton de la voix. Enfin, il émeut, en d’autres termes, il transporte dans un autre état : émouvoir, c’est mouvoir. Négliger l’un de ces trois principes et le discours entier se voit mis en échec, incapable de satisfaire les esprits et de toucher les cœurs.
Quels rapports entretiennent le fond et la forme du discours politique ?
(LN) : Le fond et la forme sont indissociables. Ils se nourrissent et s’informent réciproquement. L’un ne saurait primer sur l’autre, surtout en politique. La forme sans le fond est une coquille vide. Tandis que le fond sans la forme reste un poids mort. La forme du discours n’est pas seulement un enrobage ou un ornement. Elle est chargée de sens, elle raconte une histoire, elle instruit, elle délecte. Croire que le fond des idées – les siennes en particulier – est propre à persuader même s’il est informe, c’est pêcher par orgueil autant que par ignorance de l’esprit humain. Non ! Lorsque les idées ne sont pas incarnées dans un discours qui témoigne de leur valeur, ni habitées par un corps et par une voix qui donnent l’envie d’y adhérer, elles ne peuvent rencontrer personne.
En fait, la forme, c’est tout autant la disposition des arguments et l’agencement logique de ceux-ci, que le choix des mots et l’usage des figures de style. Au reste, c’est aussi la façon dont on s’habille, dont on se tient, et dont on se dévoile en parlant ; à savoir, l’image de soi que l’on projette sur son public. En rhétorique, on parle à cet égard d’ethos. Selon moi, négliger la forme de son discours politique, c’est mépriser ceux à qui l’on s’adresse. Mieux, c’est ne pas respecter les idées qu’on entend promouvoir et défendre. Pour Aristote, l’auteur de La Rhétorique qui vivait au IVe siècle avant notre ère, nul ne saurait persuader s’il n’est pas capable de donner confiance à ceux qui l’écoutent. Or, justement le lien de confiance qui s’établit est largement lié à la forme, c’est-à-dire à la conviction que l’on met dans les idées qu’on porte. Cette conviction, c’est évidemment à la fois de la forme et du fond.
En tout cas, qu’est-ce qu’il faut selon vous éviter dans un discours politique ?
(LN) : Il faut surtout éviter d’être ennuyeux car l’attention du public est une denrée précieuse et vite consommée. Dans le cadre politique, par opposition à l’espace scolaire, on ne saurait contraindre personne à écouter ni à être attentif à ce qui est dit. En l’occurrence, l’attention relève du strict choix des individus. Comprenons bien : ceux qui écoutent ont choisi de faire le déplacement jusqu’au lieu du discours (éventuellement à leurs frais). Ils ont choisi de mettre telle chaîne de télévision plutôt que telle autre. Ils ont choisi de donner de leur temps, etc. Partant, ils restent libres de réviser leur choix, à savoir, de quitter la salle, de changer de chaîne, de faire autre chose, s’ils jugent n’être pas suffisamment “payés” en retour pour leur présence, leur attention et leur démarche. Le paiement s’effectue ici par des mots, des expressions, du sens partagé, et par le ressenti d’émotions aussi bien personnelles que collectives.
En politique, la mission de capter l’attention du public et de maintenir celle-ci autant que possible repose entièrement sur le discours, sur sa qualité de fond comme de forme. Le pire, c’est donc de ne pas respecter son public, soit en lui servant un discours trop long ou trop technique, inaudible, monotone, jargonnant, soit en le prenant de haut comme s’il s’agissait d’une assemblée d’ignorants qu’il faut éduquer, soit en lui parlant sur un mode dénué d’empathie et de bienveillance. Dans tous les cas, il est important d’éviter que le discours ne vienne mettre à mal le capital de confiance dont l’orateur jouit ou qu’il essaie d’obtenir.
Quel est le rôle de la plume dans la construction du discours ? Est-ce qu’elle produit du sens ? Est-ce qu’elle organise les idées ? En d’autres termes, est-elle architecte ou maître d’œuvre ?
(LN) : Tout d’abord, je tiens à souligner qu’être plume – ou speechwriter comme disent les anglophones qui, bien plus que nous, reconnaissent l’importance de la fonction – représente une activité en soi. En d’autres termes, une plume ce n’est pas un conseiller sur une question quelconque (la fiscalité, le logement, les transports, l’enseignement secondaire…) qu’on vient chercher pour écrire un discours, au prétexte qu’ “il maîtrise le sujet”. C’est ici la meilleure façon de saboter ce qu’on veut défendre (son projet) autant que de s’aliéner son public. Comme je l’ai dit, on peut avoir les meilleures idées et les analyses les plus fines, si l’on ne prend pas la peine de rechercher des moyens et des arguments pour donner corps et sens à celles-ci (notamment devant un public de non-spécialistes), il y a peu de chance qu’on parvienne à persuader quiconque.
En fait, un discours n’est pas un empilage de faits, de données et de chiffres avec quelques mots en plus pour “faire beau”, et quelques “connecteurs logiques” destinés à rendre l’ensemble à peu près cohérent. Celui qui tient la plume n’est pas là pour compiler des contenus venus d’ailleurs. Son travail est de faire en sorte que le discours final soit bien plus que la somme de ses parties. La plume, donc, est là pour penser la relation particulière (et complexe) entre le sujet d’intervention, le public visé, les objections possibles des opposants, le discours en tant qu’objet sonore, les circonstances de sa profération publique, et bien sûr l’orateur (son corps, son vécu, le projet qu’il porte) qui doit mettre en voix le discours en question. Il doit créer du lien et donner du sens à tout ça. Comme vous le voyez, il est à la fois architecte et maître d’œuvre.
Quels sont pour vous les trois meilleurs orateurs politiques francophones en Belgique ?
(LN) : C’est un peu une colle car je n’en vois pas beaucoup. La Belgique dispose d’excellents communicants (et de très bonnes agences de communication) mais d’assez mauvaises plumes tout en sachant que l’activité de celles-ci n’est pas vraiment reconnue comme telle.
Partant, les orateurs politiques (qui n’ont ni la culture ni les lettres de leurs aînés) sont à l’image de ceux qui écrivent leurs discours : souvent falots. Autant le reconnaître. Je ne me défile pas, je suis réaliste. Deux figures me viennent quand même à l’esprit, d’abord, Paul-Henri Spaak (1899-1972). Il avait une voix, une aptitude à la synthèse, une capacité à habiter ses discours et à faire vibrer son public. Ensuite, Paul Magnette : quel que puisse être notre avis sur le CETA, il faut bien reconnaître que son discours, prononcé devant le Parlement wallon le 28 octobre dernier, était de très belle facture. Je dois dire que j’ai été surpris.
Au reste, il faut avouer que la qualité des orateurs politiques néerlandophones (je pense par exemple à Guy Verhofstadt ou encore à Leo Tindemans, décédé en 2014) est sans doute bien souvent meilleure que du côté francophone. Il y aurait peut-être à s’en inspirer.
La communication sur les réseaux sociaux a-t-elle entraîné une modification des discours politiques ?
(LN) : Oui, les réseaux sociaux ont considérablement changé les discours et la communication politiques, pas forcément en bien, d’ailleurs. Ces derniers s’efforcent à présent de tenir dans la forme imposée par lesdits réseaux, d’en respecter les usages et les codes par avance. Force est de constater qu’on assiste à un formatage constant et à un polissage de la parole politique, à son appauvrissement même. Laquelle est moins libre, moins inventive et originale qu’auparavant.
En somme, le discours politique n’est plus aujourd’hui regardé comme un “tout” doté d’une fonction (en l’occurrence persuader, rallier les indécis, convertir les opposants, faire vibrer les cœurs, donner envie de se déplacer aux urnes, etc.). Il est devenu une “somme de parties” (mots, petites phrases, mimiques) susceptibles d’être prélevées puis diffusées via les nouveaux médias. Pour moi, cela s’apparente à ce que fait la médecine légale : des autopsies. Est-ce à dire que la parole politique est morte ? Je ne pense pas, mais nous devons rester vigilants et tâcher d’urgence de la revigorer.
Interview réalisée par Damien ARNAUD (@laCOMenchantier) en novembre 2016
Le lien vers l’interview de Loïc Nicolas au format slideshare, partageable et téléchargeable > http://fr.slideshare.net/damienarnaud/ccf34rhetoriquenicolas
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(Re)Découvrez notre interview de Frédéric Vallois > https://cercledescommunicants.com/2016/10/08/le-pouvoir-du-discours-politique-nest-pas-illimite/
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