Jacques Gerstlé, Professeur émérite au Département de Science Politique de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et auteur avec Christophe Piar du manuel intitulé La communication politique (Armand Colin 2020) a accepté de répondre à une longue interview pour le Cercle des Communicants et des Journalistes Francophones.
Les personnalités politiques sont-elles condamnées à dire ce que les citoyens veulent entendre ?
Jacques Gerstlé (JG) : Avec le développement des réseaux sociaux, on a l’impression que les professionnels de la politique sont de plus en plus dépendants de l’opinion publique.
Certes, l’ « astroturfing » c’est-à-dire la simulation d’une opinion publique spontanée par la multiplication des comptes sur les réseaux sociaux pour relayer de façon massive des messages partisans, existe et il ne faut pas en minimiser la portée.
Une grande partie de la question ainsi ouverte concerne la popularité des gouvernants et des organisations politiques. Les professionnels de la politique devraient accepter de proposer des mesures de politique publique impopulaires. Mais il est clair qu’aujourd’hui la gouvernance de l’attention publique et l’orientation des perceptions publiques facilitent considérablement l’emprise sur les préférences collectives.
La séquence concevable est alors du type :
Gouvernants -> Visibilité des médias -> Saillance d’un enjeu -> Attention publique -> Mise en acceptabilité publique de la définition d’un problème -> Préférence collective
Qu’est-ce qu’un bon discours politique ?
(JG) : Bon, mais pour qui ? La réponse dépend du bénéficiaire de l’évaluation.
S’agit-il, comme le plus souvent dans le discours ordinaire sur le pouvoir, de l’émetteur du discours concerné qui a identifié dans le sujet choisi une source de bénéfice politique par exemple en termes de popularité ou de gain de légitimité pour une politique publique déterminée ?
S’agit-il d’une organisation politique qui prend position dans l’espace partisan et intervient dans les multiples interactions de la communication politique ?
S’agit-il de la communauté politique nationale pour qui le bénéfice du discours émis se définit en relation avec l’intérêt général ?
S’agit-il des « ressortissants », comme on dit, c’est-à-dire des bénéficiaires d’une politique publique ? Dans ce cas la qualité du discours dépendra de la ligne de partage qui est faite entre « ressortissants » et « non-ressortissants » dans une communauté politique.
Le philosophe Régis Debray critique « l’équation de l’ère visuelle », théorie selon laquelle le visible, le réel et le vrai se confondraient. Les personnalités politiques sont-elles également prisonnières de cette équation ? Peuvent-elles l’éviter ? Comment ?
(JG) : L’émergence de la télévision dans les années 1950 et 1960 a installé progressivement une sorte de « tyrannie de la visibilité ». Pour être considéré comme réel et comme vrai un individu ou un fait doivent être rendus visibles par le jeu des médias. C’est la source principale du pouvoir des médias que de contrôler cet accès à la visibilité.
Les personnalités politiques sont autant que les autres objets d’information soumises au jeu de la visibilité. Elle conditionne largement le niveau de popularité atteint et la légitimité du rôle politique revendiqué. Les alternances politiques constituent des moments privilégiés pour mettre en évidence des ruptures de popularité induites par une visibilisation « extra-ordinaire » des responsables politiques.
Les tempêtes médiatiques (media storms) illustrent parfaitement l’impact des médias sur les représentations courantes des évènements comme les crises (Gilets jaunes) ou les catastrophes naturelles (ouragans, séismes,…).
Quelles sont les règles qui guident aujourd’hui la communication politique ? Quels devraient être les principes philosophiques qui guideront demain la communication politique ?
(JG) : Parmi les nombreuses règles qu’il est possible d’inférer du jeu de la communication politique figurent les suivantes :
1) La délocution semble s’imposer à la perlocution : ce que rapportent les médias est devenu peut-être plus important que ce que disent les acteurs politiques eux-mêmes.
2) La référence prend valeur d’inférence : c’est parce qu’on est montré ou cité dans les médias qu’on attire l’attention publique.
3) La disjonction entre information et communication contrôlée par l’acteur politique est aussi coûteuse pour lui qu’est profitable leur conjonction. Les campagnes présidentielles françaises depuis quarante ans illustrent cette constante. La théorie politique distingue entre trois grands principes pour évaluer la qualité de la communication électorale, comme modèle de la communication politique : la compétition entre les candidats, l’égalité des ressources engagées par les compétiteurs, la délibération collective. C’est vers le troisième principe que semble évoluer aujourd’hui la communication politique (voir la Convention Nationale pour le Climat en 2020).
En quoi consiste le métier de communicant politique ?
(JG) : Tout dépend de la conception que l’on se fait de la communication politique : concerne-t-elle exclusivement la communication contrôlée par l’acteur politique ou bien intègre-t-elle aussi l’information diffusée par les médias ?
On constate que le périmètre des compétences s’élargit beaucoup dans le deuxième cas. On passe des compétences sur la mise en forme du message et sa diffusion (discours, spot, livre, post, tweet, affiches, etc…) à des compétences quant à la diffusion dans l’information. En d’autres termes et pour simplifier beaucoup, on passe du communicant qui calibre la forme du message partisan au communicant qui privilégie sa visibilité en jouant sur le « news management ».
Selon Frédéric Dosquet, « l’impact de la communication négative est réel sur l’opinion et s’avère électoralement rentable ». Cela se fait beaucoup aux Etats-Unis. Est-ce que vous pensez que cela va se développer en France ? Ne pensez-vous pas que cela dévalorise encore un peu plus la vie politique ?
(JG) : La réalité de l’impact de la communication négative est une question très ouverte dans la science politique américaine. Là encore il faut faire le départ entre la communication contrôlée et l’information des médias. La publicité électorale aux USA capte la partie la plus importante des budgets de campagne.
Pourtant son impact est très controversé. Source de démobilisation électorale, pour certains qui considèrent les citoyens comme écœurés par le déchainement de la critique et de l’insulte, d’autres y voient une authentique source d’information pour les électeurs potentiels.
La réglementation du débat électoral en France est cadenassée de telle sorte que la communication contrôlée négative ne puisse être généralisée. Toutefois l’évolution des campagnes officielles à la télévision laisse voir l’influence du message publicitaire (brièveté des formats, introduction des vidéos, esthétique du message…).
Pourquoi les citoyens sont-ils très critiques envers la communication politique ?
(JG) : Les citoyens sont critiques envers la communication politique car ils n’en voient que les aspects négatifs de dévoiement et de brutalisation du débat politique.
En cela, on remarquera qu’ils ne font que suivre l’opinion dominante des journalistes qui couvrent les campagnes électorales, par exemple. La couverture ordinaire d’une campagne met complètement l’accent sur le jeu politique au détriment des enjeux de politique publique qui sont centraux dans le processus de délibération politique en quoi consiste une campagne dans sa totalité. Ils ne voient que la personnalisation du débat à travers quelques leaders qui se dénigrent mutuellement et affaiblissent donc la légitimité de la classe politique. L’événement devient un objet central du découpage du temps qui incite le public à une certaine labilité dans ses intérêts et son attention.
Dans votre pays, la distinction entre communication publique et communication politique est-elle claire ? Si oui, comment définissez-vous chacun des termes ?
(JG) : Non la distinction entre communication publique et communication politique n’est pas satisfaisante en France. Mais la distinction semble largement artificielle dans la mesure où ce qui est public relève pour l’essentiel du politique.
La communication publique qu’elle soit de service ou bien d’activation de la parole des citoyens est contrainte par le service de l’intérêt général dont dépend sa légitimité. Au bout de la communication publique on trouvera le plus souvent un intérêt politique à satisfaire.
L’évolution de la relation entre les médias et les personnalités politiques permet-elle d’expliquer certaines dérives de la communication politique ?
(JG) : L’ère visuelle a considérablement changé les relations entre médias et personnalités politiques.
Soumises à la tyrannie de la visibilité ces personnalités consacrent une grande partie de leurs efforts à rendre plus visibles leurs messages et leurs images. En effet, faire accepter par autrui sa propre conception d’un problème collectif passe par un travail de persuasion qui aujourd’hui est principalement véhiculé par les médias vecteurs de formes triviales.
La trivialisation du politique est une forme de brutalisation du débat politique. L’alternative serait la délibération collective c’est à dire la discussion sur le bien-fondé du discours. Les dérives de la communication politique sont aujourd’hui particulièrement rendues possibles par l’émergence des réseaux sociaux qui favorisent l’hybridation de leur information avec celle des médias.
Avec l’émergence des chaines d’information en continu, les communicants politiques doivent-ils développer de nouvelles compétences ?
(JG) : Les chaines d’information en continu mettent sous pression les acteurs politiques qui cherchent en permanence à nourrir l’hydre de l’appareil d’information que constituent les médias en général.
L’information en continu réduit le temps de latence entre l’émission et la réception publique du message politique.
Les communicants politiques sont devenus des auxiliaires du jeu politique qui s’évertuent à contrôler les effets de la communication (effet d’agenda, effet de cadrage, effet d’amorçage).
Au-delà de ces effets cognitifs, ces experts sont également censés maîtriser les effets émotionnels et conatifs (sur les comportements) de la communication politique.
Cette prétention paraît largement excessive tant les compétences requises paraissent hors de portée de ces prétendus experts.
La communication politique se réduit-elle aujourd’hui, notamment avec les réseaux sociaux, à des formules choc, à des petites phrases ?
(JG) : L’utilisation des petites phrases n’a pas attendu l’émergence des réseaux sociaux pour réduire la communication politique.
Dès l’installation des médias de masse elle s’est développée et a contribué à répandre l’image négative de la communication politique chez les citoyens.
Les petites phrases correspondent à un état de la vie politique très simplifié et réduit à des slogans ou des prises de position lapidaires censées représenter le caractère ultra concurrentiel du jeu politique.
Les médias, friands de simplification et de dramatisation, les reproduisent à l’envie et autorisent la domination d’une vision négative du politique, contractée autour du processus de la conquête du pouvoir ou de la lutte pour installer certaines représentations en position dominante dans l’opinion publique.
Interview publiée en novembre 2020