Publicitaire, romancier, essayiste, auteur de plusieurs ouvrages d’analyse de l’image politique, médiatique et numérique, François Belley vient de publier, en septembre 2023, une note pour l’Institut Diderot intitulée L’homme politique face aux diktats de la com. Interview par le Cercle des Communicants et des Journalistes Francophones (CCJF). [Pour adhérer : https://cercledescommunicants.com/adhesion/].

Dans votre Note préfacée par André Comte-Sponville, vous indiquez qu’il y a, pour vous, trois temps dans la communication politique. Quelles sont les principales caractéristiques de chaque période ?

La première période, propre au XXe siècle, correspond avec l’arrivée du cinéma, de la radio puis de la télévision : ce qu’on appelle communément les médias de masse. À cette époque marquée par les régimes autoritaires – où la propagande s’effectue du haut vers le bas – il n’y a que le politique de premier plan ou les leaders d’opinions du moment qui peuvent accéder à la parole publique. C’est ce que j’appelle le modèle one-to-many. C’est la communication politique 1.0 où seule une poignée de privilégiés peuvent alors s’adresser au plus grand nombre pour influencer l’opinion.

La deuxième période, propre au début du XXIe siècle, correspond à l’arrivée des réseaux sociaux et à l’émergence des blogs. Tout à coup, la pyramide de la parole publique s’inverse passant du modèle one-to-many, où seuls quelques acteurs de la vie publique assuraient les premiers rôles, à celui de many-to-many où, sans exception, tout un chacun peut désormais communiquer avec tous, sans limite de temps, d’espace ou de fonction, donner son avis et surtout intervenir dans le débat public. Ce modèle many-to-many où tout le monde a la parole et où les masses s’adressent aux masses sans intermédiaires constitue la caractéristique principale de ce qu’on appelle la communication politique 2.0.

La troisième période est liée à la robotisation et à l’intelligence artificielle. Nous sommes en train de la vivre actuellement. Nous sommes au début l’automatisation de la communication. Ce nouveau modèle où le contenu désormais robotisé, algorithmé, interactif et personnalisé à l’excès et où les masses virtuelles s’adressent à l’individu (dont plus aucune des spécificités sociales, économiques et politiques n’échappe à la machine), constitue la caractéristique principale de ce qu’on appelle la communication politique 3.0.

En définitive, ce qu’il faut retenir, c’est que ce sont les nouvelles technologies qui se retrouvent toujours à l’origine d’un changement de paradigme.

Quelles sont les dérives de la communication politique 1.0 ?

L’ère de la communication politique 1.0 renvoie logiquement au temps de la propagande où l’individu devient davantage soumis à la suggestion, plus facilement excitable et plus crédule. C’est l’ère dite de la « psychologie des foules » et de la « fabrique du consentement » si bien décrites par Gustave Le Bon et Edward Bernays.

À l’heure où la communication vise alors essentiellement à terroriser, manipuler et convaincre, l’homme politique impose son image, sa version de l’Histoire et sa vision du monde par la force. Il martèle sa doctrine, ses décisions et son culte de la personnalité par les moyens techniques tous azimuts dont il dispose, sans limites. À cette époque qui ne souffre d’aucune contradiction possible, la communication politique s’effectue à sens unique. Orchestré par le politique, seul prescripteur en chef, la communication s’opère de manière verticale. Dans le modèle one-to-many où l’impératif hiérarchique domine, l’émetteur fait office d’autorité. Aux yeux du récepteur, situé en bas de la pyramide, le messager est celui qui pense, celui qui dit et celui qui sait. Le seul, en définitive, à pouvoir être entendu, écouté et donc suivi. A l’ère de la communication 1.0, le citoyen, à l’attitude passive donc plus facilement manipulable, ne fait que subir l’information, présentée comme officielle.

Vous écrivez qu’avec les médias de masse et les réseaux sociaux, on est passé d’une communication politique à une communication politicienne. Quels sont les traits de cette communication politicienne ?

Dans ma Note, j’explique en effet comment, avec l’évolution des médias, nous sommes passés de la propagande à la communication, de la communication à la com et surtout de la com au spectacle global et total. Un spectacle produit, consommé et aujourd’hui assumé par tous les acteurs de la matrice de l’écran (médias, politiques et citoyens). J’explique aussi comment la communication politique a muté vers une communication dite politicienne. Alors que la communication politique se tourne vers le « Nous-On » à l’appui d’idées, de projets et de solutions concrètes, la communication dite politicienne s’oriente uniquement vers le « Moi-Je », se construit dans des objectifs de notoriété ou d’image, se pense à des fins personnels exclusivement.

Vérifiable tous les jours, depuis les matinales jusqu’aux débats du soir en passant par le diktat de la punchline et son injonction de tweeter, la politique politicienne repose selon moi sur 3 éléments-clés :

  • l’actu, où l’homme politique n’agit plus que par rebond à l’actualité et au fait divers (Lumpedusa et M. Maréchal) ;
  • le temps court, où l’homme politique ne peut exister que par fragment c’est-à-dire par « séquence » de 3 à 8 jours (l’abaya et G. Attal) ;
  • l’émotion, où l’homme politique ne peut s’exister que dans la formule, le clash ou la polémique (la viande et S. Rousseau, les préfectures et F. Roussel).

Aujourd’hui, la communication politique qui n’en est pas une n’est orchestrée que dans un seul objectif : faire une OPA sur l’actualité.

Vous avez écrit un livre en 2008 sur Ségolène Royal, la “femme marque”. Comment la marque Ségolène Royal a-t-elle évolué?

La marque « Ségolène » (pour rappel seul politique a être appelé par son prénom par les journalistes) est toujours une marque forte dans le paysage politique français, par son histoire, son empreinte et sa capacité à faire parler d’elle. Son dernier coup d’éclats et sa volonté de conduire une liste d’union à gauche aux prochaines élections européennes en témoigne. Elle a certes perdu de sa désirabilité mais elle continue d’exister sur le marché médiatico-politique, dix ans après la fin de son dernier mandat d’élue. Selon le baromètre Harris Interactive d’Août 2023, Ségolène Royal tourne même autour des 20% de confiance, soit au même niveau que Jean-Luc Mélenchon et Olivier Faure. Le fait qu’elle soit sollicitée comme chroniqueuse par Cyril Hanouna dans son émission TPMP constitue un marqueur d’attractivité.

Chez « Ségolène », la stratégie de la communication en électron libre est restée la même : elle va tactiquement où on ne l’attend pas. Ses positions largement commentées sur la guerre en Ukraine, le covid ou encore la réforme des retraites attestent de cette volonté de toujours surprendre, prendre le contre-pied et créer l’événement. C’était déjà le cas lors de l’âge d’or de la marque « Ségolène » (période 2004-2007) où, par une stratégie de triangulation, elle n’hésitait pas à s’approprier des thèmes historiquement ancrés à droite (ordre juste, drapeau français, encadrement militaire …). Sur le cycle de la vie du produit, la marque « Ségolène » a opéré sa phase de déclin lors de sa défaite lors des primaires (2011) avec ses larmes face caméras devenues cultes. Mais Ségolène Royal prouve une chose – si tenté que nous avions besoin d’une énième démonstration – l’emprise de la forme, de l’image et de la com dans la vie politique.

Avec l’avènement des youtubers, des tiktokers, des twitchers… qui interviewent des personnalités politiques, le métier de journaliste politique va-t-il mourir ?

Depuis quelques années, l’uberisation a en effet touché le métier du journalisme politique avec de nouveaux acteurs (Hugo Décrypte), de nouveaux formats (le Tout-vidéo), un nouveau tempo (le live), une nouvelle tonalité (style décalé propre à l’info-divertissement) logiquement en phase avec la société du spectacle dictée par le clic, l’audimat et la quête du million de vues.

Comme le politique, force est de constater que le profil du journaliste politique s’est lui-aussi spectacularisé dans son savoir-faire (producteur-technicien) et son savoir-être (animateur-showman). Celui qui est aujourd’hui retenu par la matrice de l’écran est d’abord celui qui performe avant tout, comprendre celui qui crève l’écran. Ce que la matrice de l’écran recherche en premier lieu, ce sont donc des animateurs du spectacle tels un ex-journaliste sportif (P. Praud), une présentatrice télé (K. Le Marchand), un producteur humoriste (C. Hanouna), une youtubeuse spécialisée en mode, beauté et style de vie (EnjoyPhoenix), un critique de jeux vidéo (Usul), un consultant football (P. Mènes) ou un influenceur (Mc Fly & Carlito).

Protéiforme par nature, l’animateur du spectacle politique est celui qui, aujourd’hui, présente, fait entrer les acteurs de la vie publique, les interviewe et les met en scène à l’écran. Comme son nom l’indique, l’animateur comme nouveau Monsieur Loyal de la politique n’a pas vocation à interroger, expliquer et décrypter mais à animer, secouer et faire parler, d’où l’importance de thèmes, sujets à controverses et de questions chocs posées entre deux jingles cool.

Ainsi, les youtubers, les tiktokers ou encore les twitchers comme effet de mode et marqueurs de la nouvelle société sociale-médiatique ne sont qu’une pièce parmi d’autres dans le dispositif spectaculaire comme un présentateur ou un animateur muté en 2 émissions et 3 clics en éditorialiste. Ces nouvelles figures (comme demain probablement le robot avec l’Intelligence Artificielle) vise à renouveler l’exercice de l’interview politique en vidéo comme l’avaient fait jadis les blogueurs avec l’écrit lors de la campagne présidentielle 2007.

Le métier de journaliste politique va-t-il mourir ? Je ne le pense pas. Mais pour perdurer, retrouver du crédit et être de nouveau audible, le journaliste politique devra faire son aggiornamento à l’instar de l’homme politique dont l’image est écornée : avec plus de temps long, plus d’analyses, plus d’objectivité, plus de recul, plus de courage aussi. Comme le disait Albert Londres, le métier de journaliste « n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». Et toutes les plaies, suis-je tenté d’ajouter.

La communication politique 3.0, c’est l’automatisation des contenus et l’utilisation de l’intelligence artificielle. Est-ce la fin programmée des communicants politiques et des plumes ?

Ici, l’intelligence artificielle, l’IA, propre à la communication 3.0 pose la question de l’authenticité en politique, plus largement celle de la place de l’humain, avec ses convictions, son intuition et ses possibilités d’erreurs aussi, dans l’élaboration d’idées, de discours et la prise de positions. C’est là, le grand défi du politique d’aujourd’hui comme celui du communicant. Ce réel – à l’heure de l’IA – qu’il conviendra de préserver ou de reconquérir à la force des idées et du poignet. Au même titre que l’homme politique ou le journaliste politique, le communicant va devoir se réinventer pour ne pas faire de son client un politique copié-collé, construit sur les mêmes algorithmes et des ficelles marketing similaires.

En réalité, c’est la question de l’entourage de l’homme politique qui est ici posé. Et c’est pour moi un vrai sujet. Nous sommes aujourd’hui dans une société de « conseillers », de « consultants » et « d’experts » auto-proclamés. Et la sphère politique n’échappe pas à cette tendance. Trop nombreux sont ceux en effet qui soufflent aujourd’hui à l’oreille d’un Président, d’un Ministre ou d’un Député, qui conseillent, recommandent ou accompagnent. Ils noircissent des fiches, rédigent des notes ou écrivent des éléments de langage.

Or, le problème du conseiller en (coups de) com, c’est qu’on devrait d’abord le payer pour avoir des idées fortes et surtout dire ce qui ne va pas. Cela éviterait peut-être au politique de premier plan de multiplier les participations dans les talk-shows (TPMP, « Face à Baba », janvier 2022), de faire des concours d’anecdotes avec des youtubeurs (E. Macron, mai 2021), d’aller passer3 jours et 2 nuits dans un internat à travers « l’opération Vis ma vie » (G. Attal, Septembre 2023), d’improviser une marelle dans une cour d’école (J-M Blanquer, avril 2021), d’accepter un happening sous forme de flashmob (C. Autain, février 2020), de poser en Une de Playboy (M. Schiappa, avril 2023) ou encore de céder à l’exercice de l’interview confession lové sur un canapé (M. Le Pen, « Une Ambition intime », novembre 2021).

Pour réhabiliter la politique, retrouver du liant et la confiance des citoyens, c’est ce qui fera toute la différence dans les mois à venir, ce sont les idées. Et dans ce défi, la prime ira à l’humain et à sa créativité. Rien d’autre. Au communicant, il lui faudra dompter la machine pour commencer.

Finalement, quelle serait pour vous une communication politique idéale ? Quelles seraient ses caractéristiques ?

La communication est consubstantielle de la politique, plus largement de la vie publique. Il ne s’agit donc pas ici de l’écarter de la politique, bien au contraire. Vous avez bien compris que mon ennemi, ce n’est pas la communication mais bien la com, cet excès de com qui a fini par mettre à distance le citoyen, éloigner les idées et nuire à la classe politique.

À mon sens, le temps de la com pour la com, jalonnée de buzz, de happening et de punchlines gratuites, est révolu car prévisible et contre-productive. L’ère multicrises dans laquelle nous sommes avec des défis nouveaux et nombreux (démographie, climat, intelligence artificielle, relations internationales…) exige même un retour au plus vite de la communication afin d’associer, construire et entraîner, écouter, comprendre et évaluer, expliquer, sensibiliser et convaincre. Autrement dit, il faut repolitiser au plus vite la communication. Il ne s’agit pas là d’un souhait mais bien d’une nécessité pour le bien commun.

Aussi, une communication politique idéale serait selon moi :

d’abord, une communication qui prendrait racine dans l’action politique et uniquement dans l’action politique

Ce qui demande au préalable du courage, de la volonté, de l’intuition et de la créativité, encore et encore. C’est parce qu’il y a du fond – c’est-à-dire un projet concret, une idée forte, une décision importante ou un prise de position claire – qu’il y a communication. À mon sens, il ne faut pas inverser ces deux notions : c’est bien la politique et rien que la politique qui doit déterminer la communication. Jamais l’inverse.

– ensuite, une communication qui intégrerait la maîtrise de l’écran avec une mise à distance de l’outil, donc de la mesure voire du silence, cher à Jacques Pilhan qui avait en son temps théorisé la rareté de la parole présidentielle.

Il ne s’agit pas ici de se taire mais dorénavant d’apparaître et de parler quand on a quelque chose de fort et d’utile à dire afin d’être de nouveau attendu et désiré. Autrement dit, c’est opter en communication pour la règle des 3 M : Moins Mais Mieux. En d’autres termes, il faut lutter contre l’apparition permanente comme mode de gouvernance.

– enfin, une communication qui se ferait aussi « hors médias ».

C’est une erreur de penser que l’homme politique ne peut pas vivre par delà les ondes et les écrans. Que le politique qui aime être vu soit ici rassuré : de lui-même, le citoyen-smartphone saura filmer, relayer et donner l’écho médiatique nécessaire s’il juge, en sa qualité de premier témoin, un propos intelligent ou une action courageuse. Dans l’univers commercial, les marques l’ont bien compris. S’il cesse d’être trompé et infantilisé, le consommateur peut devenir, du jour au lendemain, un vrai ambassadeur. Il en sera de même, demain, avec un citoyen de nouveau respecté. Il y a ici 1 000 et une idées à trouver, à commencer par des toutes simples : aujourd’hui, c’est au tour des idées de crever l’écran !

Interview réalisée en septembre 2023 par Damien ARNAUD (@laComEnchantier)